Archives de Catégorie: Otto Dix

Dix et la Vertu

Otto Dix (1891-1969), gardien de la vertu (cf billet « La vulve / prostituée de Dix ») ? Je ne pense pas. Certaines de ses oeuvres pourraient même nous laisser croire, de prime abord, qu’il était plutôt « déviant ».

1922 Minneapolis

Little Girl – Otto Dix – 1922 – The Minneapolis Institute of Arts – source : art-4-home.com

D’abord, que penser de cette peinture de petite fille complètement nue, à la peau diaphane ?… étrange ! Pourquoi le ruban rouge dans les cheveux ? S’agit-il d’une enfant prostituée, comme la petite prostituée au noeud rouge (coiffée également avec une natte) peinte la même année ?

1922

Rêve du Sadique – Otto Dix – 1922 – Source : Wikiart

Et que penser du « Rêve du sadique », représentation gore de femmes écartelées et sanguinolantes, sous les yeux satisfaits d’une dominatrix à fouet ?

"Lustmord" (Crime sexuel) - Otto Dix - 1922 ?

« Scene II (Lustmord) », Scène II (Crime sexuel) – Otto Dix – 1922 – Source : kirgiakos.tumblr.com

Enfin, que penser des nombreuses représentations de crimes sexuels peintes par Dix (ainsi que d’autres artistes de l’époque comme Georg Grosz) ?

Je n’ai aucune réponse à apporter mais je vous propose quelques axes de réflexion. D’abord, les tableaux les plus sexuellement malsains de Dix ont tous été peints en 1922, au plus fort de l’épouvantable crise économique qui a secoué l’Allemagne de 1919 à 1923 (hyperinflation, chômage, pauvreté). De très nombreuses femmes se sont prostituées à cette époque pour gagner leur vie : d’après Mel Gordon, auteur de « Voluptuous Panic: the Erotic World of Weimar Berlin », entre 5.000 et 120.000 femmes tapinent à Berlin à cette époque. Il y a de tout, pour tous les goûts : des professionnelles et des occasionnelles, des mères avec leurs filles, des enfants, des femmes enceinte, des femmes diformes, des call-girls, des spécialistes de la pipe pas chère, des pros du SM. Les 300 « Boot-girls » (filles à bottes) de la place Wittenberg, des dominatrices expertes en flagellation, humiliation et sodomisation de leurs clients mâles, ont marqué les esprits. La prostitution homosexuelle est également extrêmement développée (35.000 hommes tapinent !).

Volup

Photo d’humiliation extraite du livre « Voluptuous panic : The Erotic World of Weimar Berlin » par Mel Gordon – Source : unusualbooks-koma.blogspot.fr

Y a-t-il une crise de la masculinité, de la place des hommes dans cette société allemande où les anciens combattants sont souvent estropiés ou diminués, où les bourgeois sont souvent des profiteurs adeptes de l’humilation SM aux mains des femmes, où les homosexuels affichent par milliers leur sexualité dans les parcs et les cabarets, où les hétéros se payent des enfants ou des femmes enceinte ?

Y a-t-il une crise de la place des femmes, quand la prostitution devient un travail « ordinaire » ?

Otto Dix dresse-t-il un portrait glauque mais juste de la société de son époque ?  Dénonce-t-il cette société ? Y trouve-t-il aussi du plaisir ? Cherche-t-il une forme de revanche masculine sur les femmes ?

La vulve / prostituée de Dix

Sur le célèbre triptyque « Großstadt » d’Otto Dix (1891-1969), on remarque forcément la femme-vulve qui occupe le premier plan du panneau de droite : l’ouverture du manteau, rouge, en forme de petites lèvres, la fourrure qui dessine une amande à l’emplacement des poils et la tête à la place du clitoris. Pas de doute.

großstadt

« Großstadt » (appelé aussi « Metropolis »), détail du panneau de droite – Otto Dix – 1927-28 – Kunstmuseum Stuttgart

De quoi s’agit-il ?

Regardez la main de la femme : elle nous invite à pénétrer sa fente parce qu’il s’agit de sexe, bien sûr, ou plutôt des excès de la société berlinoise (puisque la « grande ville », la métropôle qui a donné son nom au tableau, c’est Berlin) des années 20. Le triptyque dans son intégralité (voir ici) représente, au centre, la bourgeoisie riche qui s’amuse dans un club de jazz et, de chaque côté, une rue peuplée de prostituées et d’anciens combattants estropiés : La guerre et les putes, les sujets préférés de Dix (lui-même un ancien combattant qui fréquenta les bordels belges).

Dirne und Kriegsverletzter - zwei opfer des kapitalismus

« Prostituée avec un blessé de guerre » (Dirne und Kriegsverletzter) – Dessin d’Otto Dix renommé « Deux victimes du Capitalisme » (Zwei Opfer des Kapitalismus) lors de sa publication dans le magazine Die Pleite en 1923

On trouve toutes sortes d’avis sur Otto Dix. Certains le considèrent anti-capitaliste comme semble en attester le dessin ci-dessus paru dans la revue « Die Pleite », publiée entre 1920 et 1924 par les artistes du mouvement de la « Nouvelle Objectivité » dont Dix est un des créateurs. Il accuse le capitalisme d’avoir engendré la guerre et, par conséquent, d’avoir réduit des milliers d’hommes, vétérans de la guerre de 14-18, à l’état d’estropiés (ci-dessus une « gueule cassée » au sens propre) obligés de mendier dans les rues des grandes villes allemandes pour survivre. Il accuse aussi le capitalisme d’être à l’origine de la crise économique des années 20 et de la prostitution massive des femmes allemandes, réduites à vendre leur corps pour gagner leur vie. Dans le même style anti-capitaliste, voir le dessin « Nous voulons du pain ! » (Wir wollen Brot !).

Certains le considèrent comme mysogyne. L’était-il ?  Je me suis posé cette question en regardant certaines de ses oeuvres. Ce n’est pas tant la laideur des femmes (généralement des prostituées) qui est surprenante mais plutôt une forme de mépris que je ressens confusément à la vue de certaines toiles.

"Drei Weiber" - Otto Dix - 1926 - Kunstmuseum Stuttgart

« Drei Weiber » (Trois femmes) – Otto Dix – 1926 – Kunstmuseum Stuttgart – source : wikiart

Ainsi, quand les artistes de la Renaissance auraient choisi trois beautés pour représenter les « trois grâces », Dix choisit trois prostituées pas vraiment belles (une blonde maigre, une brune grasse et une rousse dont les seins pendent comme les pis d’une vache) pour représenter les « trois femmes ».

Certes, on peut y voir la recherche de la « vérité » (par rapport aux canons de la beauté, les femmes sont souvent trop maigres ou trop grosses… et avec l’âge, les seins pendent) ou une forme de désespoir ou de tristesse. On peut aussi y voir aussi une sorte de critique sociale où la femme n’a pas la part belle, voire même un dégoût.

Autoportrait avec nue - Otto Dix - 1923 - Collection privée ?

Autoportrait avec nue – Otto Dix – 1923 – Collection privée ? – Source : ayearofpositivethinking.com

Et quand je regarde le tableau « Autoportrait avec nue », je me demande si Otto Dix se considérait comme un gardien de la vertu, un homme « droit dans ses bottes » (et habillé), à côté de la femme, dépravée, petite et tordue (et nue). On en reparle un peu plus tard…

Portrait de femme aux cheveux roux par Otto Dix

Rothaarige Frau (Damenporträt), 1931-museum gunzenhauser 1931Voici la « Rothaarige Frau » (Damenporträt), peinte en 1931 par Otto Dix et exposée au musée Gunzenhauser (Kunstsammlungen Chemnitz)… parce qu’après toutes ces photos en noir et blanc, j’avais envie de couleurs !

Portrait de Sylvia von Harden par Otto Dix

« Portrait de la journaliste Sylvia von Harden », Otto Dix, 1926, Centre Pompidou, Paris,  © Adagp, source : www.centrepompidou.fr

Pourquoi ce portrait ?

1. Son emplacement : à Pompidou, près du Balthus de l’article précédent

2. Le dialogue entre Otto Dix et  Sylvia von Harden après que le peintre lui ait sauté dessus, alors qu’elle était tranquillement assise à une table du Romanisches Café à Berlin (café bohême à la mode dans les années 20) : « Ich muß Sie malen! Ich muß! Sie repräsentieren eine ganze Zeitepoche! »

« – Je dois vous peindre ! Je dois ! Vous représentez toute une époque !
– Comment ! Vous voulez peindre mes yeux ternes, mes grandes oreilles, mon long nez, mes lèvres fines ? Vous voulez peindre mes grosses mains, mes petites jambes, mes grands pieds… des choses  qui peuvent seulement effrayer les gens et ne faire plaisir à personne ?
– Vous vous êtes parfaitement décrite et ça va faire le portrait de notre époque : Une époque qui ne s’intéresse pas tant à la beauté extérieure de la femme qu’à ce qui se passe dans sa tête. »
(article de Sylvia von Harden paru dans le Frankfurter Rundschau du 25 mars 1959 – Traduction personnelle de l’extrait en anglais cité sur wikipedia.)